Les résultats de la cure psychanalytique purent paraître incertains à son inventeur même et les
élèves lui firent chèrement payer sa découverte par l’exacerbation de traits névrotiques, caractériels, voire paranoïaques restés inentamés. Celui-ci dut renoncer ainsi à l’optimisme de la promesse
première d’une relation heureuse avec l’environnement pour invoquer ce qui serait un masochisme foncier (ni Au-delà du principe de plaisir) de l’humanité et le danger qu’il lui fait
courir.
Freud s’est constamment plaint de devoir emprunter le langage de la psychologie et de la
philosophie au lieu de pouvoir s’appuyer sur une écriture scientifique. Et il est vrai qu’il n’a pas été intéressé par les avancées logiques (le Cercle de Vienne) et linguistiques (de Saussure à
Genève) qui se faisaient non loin de lui. Mais, faute d’une éventuelle formalisation scientifique, il s’est toujours montré un adepte de la rationalité et de la rigueur, sur un terrain où les
“Schwärmereien” et les thaumaturgies ne sont pas rares.
Né en Moravie à Freiberg, élevé à Vienne, nourri de culture classique et des humanités
gréco-latines, il parlait le français, l’anglais, l’espagnol, l’italien. Bien qu’il ait eu le prix Goethe, c’était un esprit éminemment européen mais ouvert au monde. Son auteur préféré était ainsi
un hollandais dont les œuvres concernaient le sort des colonisés du Royaume batave. Invité aux Etats-Unis il confia à Jung qu’il venait leur apporter “la peste” c’est-à-dire une mise en interrogation
des certitudes de leurs valeurs. La suite a démontré que les sociétés psychanalytiques nord-américaines furent plutôt enclines à se protéger contre la maladie, ce que les lois de l’évolution laissent
comprendre.
Ami de Romain Rolland, Freud contribuera à l’idéal d’une réconciliation franco-allemande et
l’instauration de la paix entre pays européens. Ami d’Einstein, il rédigera aussi avec lui Pourquoi la guerre, afin précisément de favoriser le pacifisme.
Signalons aussi qu’il tenta par une analyse du Président Wilson d’expliquer l’arbitraire et les
mal-fondés d’un Traité de Versailles (1918) dont les conséquences allaient s’avérer peu fastes.
Tous ces cas témoignent de l’idée que les lois de la psyché imposent leurs conditions au
fonctionnement social et qu’on ne saurait traiter les unes sans les autres.
Cette appartenance affirmée au monde n’empêchait pas Freud de reconnaître son appartenance
singulière au judaïsme dont il a dit dans une conférence au Bnaï Brith, qu’il se reconnaissait en avoir un trait, mais sans savoir lequel. Nous imaginerons que, bien qu’il fut laïc, il n’était pas
étranger aux pratiques d’une communauté réunie par l’amour de la lettre ; celle que pour sa part il retrouvait à l’œuvre dans les manifestations de l’inconscient pour des conséquences qui s’avèrent
encore plus déterminantes que celles dues à la référence aux textes sacrés.
Aujourd’hui, les lignes de faille ouvertes par les glissements des plaques tectoniques qui
supportent notre culture amènent régulièrement à interroger, parmi d’autres, Freud. Avant de pouvoir être pleinement reconnue, l’action de son œuvre se révèle active dans la mémoire de
l’humanité.